Joel Meyerowitz, le photographe de rue incontournable
- Gergana Todorova
- Jan 5, 2018
- 9 min read

MEYEROWITZ, Joel. Camel Coats, New York 1975
Avant de devenir photographe, Joel Meyerowitz etait directeur aristique. De son bureau, il passait de longues heures à contempler la foule de la Cinquième Avenue, qui le seduisait par son apparence vivace et magnétique.
Lorsqu'un jour il prit connaissance du travail du photographe Robert Frank il decida de quitter son travail et de se consacrer à la photographie. Il satisfaisait son désir de capter la vie dans la rue et l'atmosphère quotidienne.
Ses “photographies de terrain” ne sont en rien spectaculaires.
Dès 1973 le photographe commence à utiliser généralement la photographie en couleur, mais elle lui pose certains problèmes techniques; par exemple, le temps de pose est plus long. Aussi d'un point de vue esthetique, car la mode des années 70 condamne souvent ce type de photographie non “artistique”. Meyerowitz contourne pourtant cette conception en proposant des oeuvres raffinées et captivantes.

Crédit photo: Rob Van Dam
"Camel coats" est crée en 1975, des années peu glorieuses dans l'histoire de New York, en raison du taux de criminalité élevé et des divers désordres sociaux. Dans ce contexte trouble économiquement ( maintien de dépenses sociales élevées à New York, les dépenses de la municipalité explosent) l'État fédéral est poussé à se désengager. Par la suite, la désindustrialisation et le déclin démographique poussent la ville au bord de la faillite. De nombreuses infrastructures urbaines furent laissées à l'abandon, faute de moyens. Mais la multiplication des emprunts à court terme provoquent un endettement considérable. Le premier choc pétrolier deux ans plus tôt contribue à ce déclin. Plusieurs quartiers s'enfoncent alors dans la criminalité et la drogue. Malgré tout, la ville est parvenu à eviter la faillite.
Le lieu choisi pour cette photographie est en total contraste avec cette situation. Cinquième Avenue a toujours été un des principaux symboles de la richesse de New York. C'est l'un des points forts de New York. Ce qui nous indique l'endroit encore plus précisement est le magasin « Gucci ». Il se trouve dans la partie des magasins de luxe parmi les plus célèbres du monde entre la 34 rue et la 60e rue, à la frontière Central Park/Sud.
C'est un lieu impregné d'une histoire subversive. La Cinquième Avenue a souvent été le théatre de manifestations et de parades. Au début du XXe siècle, les suffragettes y défilèrent pour obtenir le droit
de vote. Ici, des milliers de juifs s'étaient rassemblés pour protester contre les violences tsaristes en Russie. Bien des années plus tard y etait organisé une grande marche contre le racisme. Or c'est aussi un endroit de fêtes religieuses (la parade annuelle de Saint-Patrick).
En regardant cette image, on peut avoir l'impression d'adopter le point de vue d'un des passants dans la foule. La prise de l'axe est horizontale, à hauteur d'être humain. Or aucun regard n'est tourné vers l'objectif. La seule personne clairement visible, tournée vers nous à l'extrême droite, a les yeux masqués par ses lunettes.
Les lignes de force à gauche, de bas en haut, sont signalées par la bordure de la rue, la ligne de separation de la chaussée, ensuite par les voitures et de haut en bas par les traits des toits des façades à gauche. Ainsi se degage un axe global clairement marqué.
Dans l'image il y a une forte présence de traits hachées verticales, dont les countours sont exprimés à l'aide du jeu de la lumière.
Il y a un rappel de la surface-l'objectif de l'appareil photo reflete les rayons lumineux avec les deux petites lignes au milieu.
Le cadrage délimite bien le terrain, ainsi le hors champ n'est pas important dans un premeir temps.
Le cadre est fermé par les batiments, qui pourraient constituer un deuxième cadre.
Pourtant, notre inconscient produit un hors champ au dela de la vapeur. Comme si la vapeur etait un mur qui cachait le champ au dela. La vapeur suscite notre curiosité (que cache t-elle?), car ce “mur” nuageux a quelque chose de subtil, voir poétique. Il permet de donner du relief à l'image.
Il y a beaucoup de formes géometriques (des triangles et rectangles). Au centre il y a une concentration de triangles. Ces triangles concentrent des couleurs pastels de gris sombre, ocre, beige et bleu turquoise clair. Ils évoquent un espace celeste. Les trois plus grandes triangles au centre sont tournés vers la voute de ciel.
Le contenu de l'image est hétérogène. On peut deceler des effets de granule sur le trottoir, l'asfalte, et un effet de brillance sur la surface lumineuse de l'image.
En premier plan se trouve une femme qui cependant n'est pas valorisée en raison de sa position décadrée. Ensuite ce qui prend l'attention c'est un couple au centre du deuxème plan. La ligne de position de ces deux coincide avec celle de quelques passants à gauche du cadre : une femme clairement visible et quelques personnes qui sont engloutis par l'obscurité.
Après avoir croisé cette image plusieurs fois sur des livres consacrés à la photographie, rien de particulier n'avait attiré mon regard. Or la magie des expositions photographiques a fini par capter mon regard. C'est difficile de remarquer le punctum dans un livre ou sur les pages d'un magazine. Mais lorsque j'étais en face du tableau dans la Maison Européenne de la photographie, je l'ai clairemment repéré.Un détail m'a immédiatement marqué et changé le regard que je portais sur cette oeuvre : les deux ombres au dessus, sur les passants, à droite.
Les ombres sont chargées d'un fort symbolisme.
D'abord elles ont une nature ambigue. L'ombre signifie à la fois la présence et l'absence. Pour qu'on voit une ombre il est nécessaire d'avoir un objet qui la projète, qui lui permette d'exister. L'ombre est comme le double du corps, obscur et variable. Son existence est métaphysique, car malgré la dependance à son proprietaire ils sont séparés l'un de l'autre. Et lorsque la source est matérielle, l'ombre est intouchable et ne peut être vu et parfois ressenti par un homme. Comme ces rayons de soleil chauds sur la peau qui sont interrompus par l'ombre : elle devient à son tour presque matérielle. On ne sent plus la chaleur du soleil, mais l'ombre elle-même.
L'ombre peut être vu comme une métaphore de la photogoraphie. Les deux sont indices de la présence de quelque chose qui est, ou a été (avec le décalage temporel). L'ombre témoigne qu'une chose est là, alors que la photographie témoigne que la chose “a été là”.
C'est le cas dans cette oeuvre de Meyerowitz, où elles signalent l'existence de deux personnes qui restent hors champ, et donc qui n'existent pas dans le cadre de la photographie.
Pour moi l'ombre ici est une sorte d'ironie de la photographie. On voit des personnes qui sont là, sans pour autant l'être completement. Ainsi ces ombres font état à la fois de présence et d'asbence.
L'âme humaine possede une nature semblable. Elle est inseparable du corps. Elle ne permet pas d'accès aux sensations tactiles, mais peut être “vue” et “ressentie”. De même l'âme n'est pas toujours accessible au “regard”. Une personne peut ausssi dissimuler l'essence de son âme comme l'objet cache son ombre dans l'obscurité. Or souvent arrive que l'homme la révèle sans le vouloir, dans ses actions et paroles. Alors il rend son âme visible, comme ombre et lumière.
Ainsi les ombres ici peuvent figurer les âmes des êtres humaines representés. Or le couple au milieu n'a pas d'ombre, et pourtant il est exposé à la lumière. Comme si ils étaient en réalité autre part. On voit qu'ils sont en marche mais on ne sait pas réellement vers quoi : pas sur la prolongation de la rue mais plutot vers un chemin qui semble mener au ciel.
D'ailleurs, on peut voir que la vapeur les entoure. Elle extirpe le couple du fond de l'image, comme s'ils ne faisaient réellement pas partie de l'atmosphère quotidienne, mais d'un autre univers. Ils sont comme sur un nuage, qui “arrache” le couple de la vie terrestre pour les elever au ciel.
Cette toile blanche de fumée cache la perspective. Or elle est transparente et donne la possibilité à notre regard de penetrer au délà et d'imaginer. L'espace est suggéré par les petites façades et les
voitures à peine visibles à travers la vapeur. Ce cache souligne le point de fuite qui mène à la voûte celeste. Il est accentué par les lignes de forces diagonales des façades des deux côtés. De même cette forte verticalité est établie par les fenêtres des façades à droite.
Le ciel est souvent associé au royaume de Dieu. Si on prend ses distances, on peut appercevoir des figures quasi religieuses. La partie eclairée des manteux d'or de ces passants forme des oreoles de saints autour des ombres. Et la vapeur peut faire penser aux nuages qui sont si présents dans les peintures religieuses.
Dans les images religieuses souvent la hiérarchie des sujets représentés s'établie par la taille. Les personnages avec des corps plus grands sont mis en valeur.
Les tailles des quatre personngages ici sont aussi très differentes. Malgré la disposition de la femme située apparement sur la même ligne et l'autre femme devant elle, les corps du couple au milieu semblent plus grand. Les figures situées à droite apparaissent plus petites en raison des ombres qui les couvrent. Leurs cheveux foncés se fusionnent avec l'obscurité.
Il y a une sorte d'egalité entre ces quatre individus. Il sont tous vêtus de beige. Tous ces éléments peuvent illustrer le paradis. Ces personnages se trouvent sur la terre, or leurs ombres sont absentes. Ils semblent se diriger vers le ciel, portés par le nuage. Comme si leurs ombres (leurs âmes) par leur absence nous suggérait qu'ils se trouvaient au ciel, au paradis.
L'âme humaine a une double nature. Elle est à la fois bonne et mauvaise. De même cette photographie est construite sur l'opposition des éléments qui la composent.
D'abord la forte lumière qui tombe sur le couple, puis les autres personnages plongés dans l'obscurité.
Ensuite les bâtiments à droite refletent les rayons du soleil. Tous les détails du bâtiment sont visibles (les fenêtres, les balustrades). La zone est très nette, là il n'y a aucune vapeur qui empêche le regard, contrairement au côté gauche. Là tout est plongé dans le noir et le gris foncé.
Il se trouve aussi que ces constructions sombres indiquent un mouvement diagonal de haut en bas, lorsque les façades éclairés à droite possèdent des lignes verticales qui mènent en haut. De même est formé le contraste entre la terre et le ciel. La partie droite de l'image renvoie à l'espace celeste. Elle est composée de couleurs claires et les petites traces de la vapeur font penser aux nuages. La partie gauche se fusionne avec la terre. Là la vapeur grise est comme une fumée de feu. Ces éléments et l'obscurité evoquent l'espace terrestre où même l'enfer.
On peut penser ces deux espaces comme des reflets de l'âme humaine. D'un côté l'obscur où se cachent les sentiments “diaboliques”, et de l'autre le clair qui incarne le bon. Or malgré les forts contrastes il y a un élément commun, la vapeur. Elle effectue une sorte de fusion entre ces deux côtés, malgré ses différences. Cette fusion suggère que le bon et le mauvais chez l'homme sont inseparables. Il possède les deux.
Avec un regard plus attentif on apercevra encore un motif de cette manifestation : l'ombre dans le centre de l'image en bas. Le clair et l'obscur evoquent la dualité de l'âme. Or malgré cette separation elle reste un ensemble. Sa place centrée et sa separation en deux en témoigne. La première moitié appartient à la terre et l'autre aux nuages. Cette separation met encore en évidence la double nature de l'homme.
La photographie en général représente donc l'imagé d'une façon bien particulière, qui diffère des codes de la peinture dont les objets référents sont souvent des “chimères”. La photographie a un aspect
inconscient. Elle provoque des associations aux souvenirs, symboles, emotions, elle provoque des pensées.
On n'y voit pas veritablement des saints ou le paradis, mais elle peut projeter cette image dans la conscience de celui qui la regarde.
Joel Meyerowitz ne photographie pas de choses extraordinaires, mais la vie quotidienne. Pour enclencher son l'appareil photo à ce moment précis, il devait avoir decelé quelque chose. Cela pouvait être le beau geste des mains croisés, dont la signification primaire est l'amitié, l'amour.
Ou probablement ces passants voués à disparaitre, comme les ombres projetées. Des ombres qui disparaitront pour réapparaitre ailleurs, sur d'autres dos. On peut y voir une manifestation du cycle de la vie. Elle est comme une rue ou des gens viennent et disparaissent. Comme sur la terre les gens naissent et meurent. Chacun d'eux est une individualité mais tous ont quelque chose de commun (des corps, d'âmes et d'ombres). Comme les personnes dans cette photographie : tous ont des manteaux de la même couleur.
La vie a des moments heureux, radieux dans lesquelles tous semble clair et on se sent si légèr qu'on croirait voler sur un nuage ( la partie droite de l'image). Des moments partagés avec l'être aimé. On se transpose dans un autre univers. Celle de l'intimité. Un paradis crée dans notre conscience, tout plein d'emotions et de souvenirs. Ici les mains croisés figurent la création d'un même corps, l'assemblage des esprits.
Mais il y a aussi des moments moroses, lorsqu'on ne voit rien (la partie gauche). Tout est dans l'obscurité et le regard est perturbé par un brouillard d'enfer.
C'est ce qui est réellement touchant içi : une image de la vie quotidienne, destinée à disparaitre, emportée par le dynamisme de la vie. Des petits détails qui ouvrent nos esprits sur l'instantaneité de notre existence. Un arrêt du temps pour voir les détails et la beauté de la vie. C'est cela la photographie.
Les photographes apprennent à accepter les cadeaux qu'ils rencontrent, car il est vrai que la vie produit des moments biens plus fous que ce que nous pourrions concevoir. Juste au moment où le couple en manteaux couleur sable disparaît dans la vapeur, deux autres manteaux, similaires, apparaissent dans le cadre, portant sur leur dos des têtes jumelles. On ne peut qu'être étonné et prendre la photo, en remerciant le Dieu à l'oeil unique qui veille sur les photographes.
Sources:
[if !supportLists]• [endif]WEIL, François. Histoire de New York, Paris, Fayard, 2005, p. 251.
[if !supportLists]• [endif]WESTERBECK, Colin. Joel Meyerowitz55. 2001, Phaidon (trad. Henry Arson)p.94
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